Le télétravail nous rend invisibles : le management de l’écoute

Pour vivre heureux, vivons cachés : avec le télétravail, ce proverbe populaire prend tout son sens. 

D’après une étude du Forum vies mobiles, 53 % des Français ayant été mis en télétravail à temps plein l’ont bien, voire très bien vécu ; on peut donc raisonnablement s’attendre à ce qu’une partie d’entre eux exigent de prolonger l’expérience une fois le virus vaincu. Car une fois qu’on a goûté à la liberté radicale, on s’y fait ! Enfin, nous sommes libres de potasser nos dossiers comme bon nous semble – en pyjama, décoiffés, lascivement allongés sur un matelas, en position de yogi ou encore la tête en bas pour les nostalgiques du poirier qu’on faisait dans le fond de la cour d’école, bref, comme il nous chante et non plus selon les standards de la bienséance qui règnent au bureau.

C’est l’avantage du télétravail : il nous rend invisibles. Pour l’employeur, c’est une situation inédite : sans pouvoir contrôler visuellement la présence ses collaborateurs, il doit s’en remettre à leur bonne volonté. 

Condamnés à tâtonner à l’aveugle, les dirigeants ont de quoi se sentir perdus. Il faut dire que notre conception du pouvoir est fortement liée à la vue. Des cinq sens, c’est elle qu’on mobilise pour se repérer, à la guerre comme au bureau. On aime avoir ses subordonnés « à l’œil » – comme si la supervision était précisément une « super vision » !

Ce qui laisse chacun face à ses responsabilités, et, osons le mot, sa conscience. Au fond, le salarié se retrouve dans la situation de Gygès, le berger dont Platon raconte dans La République qu’il devient immoral après avoir trouvé un anneau qui lui permet d’être invisible : après tout, pourquoi se montrer loyal envers qui que ce soit si on est sûr de ne pas être pris en flagrant délit d’oisiveté ? Et pourquoi en faire plus, lorsqu’on peut se contenter du minimum syndical pour éviter les remontrances ? Condamnés à diriger des hommes invisibles, les managers pourraient sentir leur autorité menacée.

Pourtant, il y a fort à parier que l’abolition du regard extérieur fera du bien aux entreprises : en permettant aux salariés les plus dévoués de s’autoriser les quelques écarts à la discipline nécessaires à une véritable créativité, le confinement pourrait au contraire nous permettre de renouer avec notre motivation intrinsèque à travailler, et réveiller ce fameux esprit d’initiative qui manque si cruellement aux organisations obsédées par les faux-semblants.

Car il est fondamentalement invisible, ce petit effort qui fait la différence et porte le collectif au-delà du résultat passable que le dirigeant est légalement en droit d’exiger de ses troupes. Il se peut même qu’il nous fasse perdre du temps aux yeux de notre manager direct. Qu’est-ce qui motive aujourd’hui un salarié à passer quelques heures de plus sur un dossier délicat, à tenter désespérément de résoudre un problème sans savoir si son sacrifice sera un jour reconnu ? Rien, si ce n’est son ambition profonde, et sa conscience professionnelle. En nous faisant temporairement disparaître des radars, le télétravail permet de se plonger dans l’inconnu de ses défis individuels, dans le deepwork, ce travail en profondeur qui nécessite une concentration particulière.

Le confinement met fin à ce qui ronge la productivité de chacun en temps normal : le présentéisme, mais aussi l’obsession du paraître et la dispersion qu’elle implique. Avez-vous calculé le temps que vous mettez, avant une réunion cruciale, à vérifier dans le miroir des toilettes si vous êtes bien maquillée, mesdames, ou, messieurs, si votre chemise n’est pas tachée ? Sans compter les sourcils froncés et la mine absorbée que vous vous efforcez de prendre en fixant votre ordinateur pour faire croire que vous êtes en train de recalculer un EBITDA [le bénéfice avant intérêts, impôts, dépréciation et amortissement] alors que vous profitez d’un moment d’ennui pour – cochez la case selon vos goûts – regarder une énième vidéo de pangolin, rire d’un tweet de Joachim Son-Forget ou consulter les dernières recommandations du Dr Raoult.

Mais comment être véritablement à l’écoute ? Avant tout, cessons de chercher désespérément à rétablir le contact visuel. Soyons honnête : à quoi servent ces visioconférences qu’on s’obstine à organiser ? À part à vérifier que le coiffeur de vos subordonnés a lui aussi fermé boutique ? Cherchez plutôt ce à quoi vous n’avez pas prêté attention ces derniers jours : avez-vous pensé à passer un coup de fil à celui ou celle qui n’ose jamais s’imposer en réunion (vous savez, celui qui s’assoit toujours en retrait, un rang derrière les autres, et n’entre jamais dans votre bureau) ? Si vous organisez des « conf calls », réfléchissez à la manière dont vous tendez l’oreille : contrairement à la réunion physique, les appels collectifs débouchent rarement sur la cacophonie, mais ils ouvrent la porte à d’autres dérives : on risque de n’y entendre que ceux qui osent prendre la parole, et monopolisent la bande passante.

Reste à convaincre vos collègues de la nécessité, voire du plaisir qu’on peut avoir à s’écouter mutuellement. Trop souvent, on laisse au chef la lourde responsabilité de tendre le micro à chacun, comme s’il était impossible de sentir spontanément à quel moment il est opportun de laisser la parole aux autres. Nous avons pourtant tous la capacité de tendre l’oreille.

Ce texte est composé d’extraits de l’article Pour un management de l’écoute de Anne-Sophie Moreau paru dans le Philonomist.

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